Pourquoi la quête de sens au travail est-elle un enjeu majeur pour les entreprises et les collaborateurs et collaboratrices ?

Gabrielle Basquine :  Avant toute chose, il me semble important de souligner que la quête de sens n’est pas un sujet nouveau ; l’être humain a toujours eu besoin d’avoir un sens à sa vie et a toujours été en difficulté quand il n’en trouvait pas. L’entreprise a donc une responsabilité dans le fait de donner du sens au travail de ses équipes, mais cette responsabilité n’est pas nouvelle non plus, puisque le sens a un lien direct avec la santé psychologique des salariés, dont l’employeur est en partie responsable. Si nous parlons aujourd’hui de la responsabilité des entreprises dans la quête de

sens au travail, c’est sans doute parce que la crise COVID a pu générer des changements profonds pour certaines entreprises et dans les attentes de certains collaborateurs et collaboratrices. Et du fait de leurs attentes vis-à-vis de leur travail et de leurs interactions professionnelles, certains peuvent ne plus se reconnaitre dans leur entreprise, qu’elle ait elle-même changée ou non.

Juliette Cerdan-Guyon : Effectivement, face à ces nouvelles attentes, il me semble important de revenir à ce que signifie le mot sens. Le terme de sens comporte plusieurs significations. Le sens évoque « la direction » – ce vers quoi nous allons -, le « pourquoi » ou la « raison d’être » – ce pourquoi nous allons -, mais aussi « la perception » – comment nous y allons et comment cela résonne avec nos valeurs, nos besoins, et nos ambitions -.

Réfléchir autour de la quête de sens au travail d’un collaborateur, c’est finalement réfléchir à ce qui le motivera, l’engagera en entreprise. Et c’est aujourd’hui essentiel afin de garantir : l’attractivité des entreprises, la santé psychologique des salariés et leur performance.

Concernant l’attractivité, effectivement, avoir un travail qui a du sens est désormais le critère de choix d’un poste pour 95 % des personnes nées après 1997*. C’est aussi un critère pour lequel ces mêmes personnes seraient prêtes à accepter une rémunération moindre. Ce motif est d’ailleurs de plus en plus cité, et ce quelle que soit la tranche d’âge des personnes en recherche d’emploi. Réfléchir à cette question est d’autant plus urgent que le marché du recrutement en France est aujourd’hui en grande tension, spécialement dans les métiers du conseil.  Nous observons depuis quelques mois un mouvement qui pourrait s’apparenter à celui de la grande démission aux Etats-Unis, avec une hausse des démissions et des ruptures conventionnelles.

Concernant la santé psychologique, nous touchons-là l’une des responsabilités légales de l’employeur. Participer à donner du sens au travail des collaborateurs, c’est les protéger du stress et de ses conséquences potentielles comme le burn-out par exemple. En effet, nous connaissons aujourd’hui le lien qu’entretiennent la motivation autonome (motivation du sens et du plaisir) et le stress. Enfin, je dirais que développer les conditions permettant au travail des collaborateurs et des collaboratrices de faire sens, c’est favoriser au sein de l’entreprise l’émergence de pratiques efficaces : coopération et innovation par exemple. Travailler le sens, c’est travailler la performance au travail.

GB : En complément de la signification du sens dont vient de parler Juliette, je rajouterais que la notion de sens au travail comporte aussi une dimension émotionnelle. Le sens au travail est ce qui permet aux collaborateurs et collaboratrices d’être heureux d’aller au travail, d’en tirer de la fierté, ce qui génère de l’énergie et ce qui aide à la prise de risque, ou plus globalement, à la mise en mouvement. Le sens au travail est intimement lié au sentiment d’utilité dans le travail, et c’est en écoutant les collaborateurs et collaboratrices qui, à l’inverse, expriment ne plus trouver de sens à leur activité, que ce lien étroit s’illustre le plus clairement.  Les salariés ont du mal à se lever le matin, ne comprennent plus ce qu’ils font ou pourquoi ils le font et se sentent désalignés. Cette prise de conscience et sa mise en mots sont de plus en plus présentes dans les échanges que nous avons avec les équipes dans le cadre de nos missions chez Stimulus. Les managers que nous rencontrons, en plus d’être eux-mêmes en questionnement à titre individuel, expriment aussi devoir agir pour remotiver les équipes sans nécessairement savoir comment.

Dans quelle mesure l’entreprise a-t-elle la responsabilité du sujet du « sens au travail » ?

CG : La responsabilité de l’entreprise, si elle n’est pas totale, est toutefois majeure. Nous avons évoqué les diverses significations du mot sens, et ces dernières décrivent en fait le rôle d’une entreprise aujourd’hui. Nous avons parlé du sens comme de la direction, et c’est bien à l’entreprise de définir une ambition stratégique. Nous avons parlé du sens comme une raison d’être, c’est également à l’entreprise de préciser les enjeux et les effets du travail réalisé. Nous avons parlé du sens comme une perception, c’est, encore une fois, à l’entreprise de formaliser des valeurs communes et de s’assurer de leur incarnation dans la manière de réaliser le travail. Enfin, nous avons parlé du sens comme un levier de prévention du stress, c’est aussi à l’entreprise de protéger la santé psychologique au travail des collaborateurs et collaboratrices.

Toutefois, sur ce dernier point, il me semble important de préciser que les effets sur la santé psychologique peuvent être inverses. Si l’entreprise cherche à développer chez ses salariés un rapport au sens et un engagement excessif, il se peut que ces derniers soient exposés à des risques : identification trop marquée du collaborateur ou de la collaboratrice à l’entreprise, surinvestissement voire épuisement.

Ainsi, il est aussi de la responsabilité de l’entreprise d’aider ses salariés à mettre le travail « au bon endroit », afin qu’il n’annihile

pas les autres sphères de vie, pourtant essentielles à leur santé psychologique.

Chez Human & Work et Stimulus, la nature de nos missions (santé psychologique, diversité, inclusion, …) facilite le sentiment de sens et d’utilité au travail de nos collaborateurs et collaboratrices. C’est la raison pour laquelle nous faisons preuve d’une grande vigilance quant au fait de créer des conditions de travail qui permettront le respect de cet équilibre des sphères.

Mais la responsabilité de l’entreprise n’est pas totale, car comme le disait Gabrielle, la quête de sens au travail relève d’un questionnement individuel : pour quelle raison je me lève le matin ? Il y a de multiples façons de développer le sens de son travail, sur la base de ce qui fait sens pour soi : créer du lien, transmettre, gagner de l’argent, apprendre…

À mesure que l’entreprise cherchera à développer son sens profond – son ambition, ses actions, ses valeurs -, le questionnement individuel se développera. Car lorsqu’une entreprise travaille son sens, elle affirme son identité qui, par essence, peut ne pas ou ne plus convenir à tout le monde.

L’entreprise est responsable de proposer un sens à ses collaborateurs et collaboratrices, mais elle ne peut être responsable de faire sens pour chacun·e .

GB : Oui, tout à fait et je pense d’ailleurs qu’il y a un piège pour les entreprises à s’engager dans un affichage du sens « à tout prix ». Il serait dangereux d’asséner qu’« il faut absolument que chaque action réalisée crée du sens ! ». Le sens est un effet, il ne peut pas se décréter. Nous avons pu observer, avec le « purpose washing » le risque qu’encourent les entreprises à agir avec, pour seule intention, cette quête de sens. C’est un peu comme si, plus l’entreprise essayait de convaincre de son sens, plus l’inverse était révélé.

Quels sont les principaux leviers dont dispose l’entreprise afin de contribuer à donner du sens au travail de ses collaborateurs et collaboratrices ?

JCG : On l’a dit, le sens, ça ne décrète pas, ça s’organise. Ainsi, la première action de l’entreprise consiste selon moi à définir sa stratégie et son impact : où va-t-on et à quoi sert-on collectivement ? Cette stratégie pourra, ou pas, faire sens pour chacun des salariés. Chez Human & Work, nous formalisons des plans stratégiques à 4 ans.

Quand l’idée est claire et les mots posés, le second levier dont nous disposons est de rendre transparente cette stratégie aux

équipes, en organisant des espaces de rencontre et de partage, dédiés à son explicitation. Nous organisons plusieurs fois par an des réunions collectives visant à présenter l’avancement du plan. C’est le moment de partager une vue globale de l’entreprise aux collaborateurs et collaboratrices mais aussi de recueillir leurs constats, leurs sentiments, leurs questions.

Notre troisième levier est d’évaluer, au travers d’indicateurs, le rapport au sens au travail de chacun. Evaluer le rapport qu’entretient le collaborateur ou la collaboratrice à son travail nous permet de savoir comment il va, et en fonction de ce constat, d’agir de manière adaptée. Deux types d’évaluations du sens au travail sont à la main de l’entreprise : une évaluation individuelle dans le cadre des entretiens RH ou des entretiens professionnels, et une évaluation collective, dans le cadre de ce que l’on appelle communément « diagnostic de la qualité de vie au travail » ou encore « baromètre ».

Chez Human & Work, parce que, comme nous l’avons vu, la question du sens est aussi personnelle, nous tentons dans le cadre de nos entretiens individuels de considérer les besoins spécifiques du salarié·e. Si la crise COVID nous a bien appris une chose, c’est qu’il n’est plus possible de séparer le collaborateur, du père, du mari, du fils, … . S’interroger sur les quêtes personnelles des collaborateurs et collaboratrices est important : quels besoins en termes de télétravail ? quelles envies en termes de mobilité ? qu’est-ce que vit la personne actuellement ?  Avec cette façon de faire, nous signifions à tous et toutes que nous les considérons dans leur globalité, que nous savons qu’ils vont vivre des changements, des contraintes, que nous le comprenons, et que nous allons essayer de faire en sorte que leurs aspirations soient respectées, dans le cadre du sens donné par l’entreprise. 

En exemple, nous avons mis en place avec notre partenaire MedecinDirect un parcours qui s’appelle « cinquième trimestre », qui permet d’accompagner nos collaborateurs et collaboratrices futurs et nouveaux parents sur plusieurs mois : sage-femme, psychologue, diététicien sont alors à leur disposition.

Au niveau de l’évaluation collective, nous réalisons deux fois par an le « test du cordonnier » qui évalue le niveau de santé psychologique de nos équipes. Cela permet de savoir – entre autres – si nos salariés trouvent du sens et de l’utilité à leur métier.

GB : Tout à fait ! L’OMS définit la santé comme n’étant pas juste l’absence de maladie, mais aussi par la présence d’un état de bien-être physiologique, psychologique et social. Et c’est avec ce prisme en tête que le test du cordonnier a été construit. Notre test de santé psychologique au travail interroge chaque collaborateur et collaboratrice du groupe sur son niveau de stress mais aussi sur son niveau de motivation autonome ou motivation du sens et du plaisir. Il cherche à comprendre ce qui génère et protège du stress, et ce qui développe ou réduit le sens et le plaisir au travail.

Le sens est ici une variable de sortie plus qu’une variable d’entrée, c’est-à-dire qu’on l’évalue sans pour autant le questionner directement, en étudiant l’impact des relations et des conditions de travail sur ce dernier. Cette méthodologie permet par la suite d’envisager des actions ciblant les éléments qui interfèrent négativement avec la motivation du sens. Le levier principal de l’entreprise se situe de mon point de vue à ce niveau-là :

réduire le plus possible l’écart entre le sens affiché par l’entreprise (sa stratégie et son impact souhaité) et les pratiques quotidiennes observées.

Et cela est d’autant plus important maintenant que l’environnement du travail et l’organisation de celui-ci ont pu évoluer avec la crise COVID ; il est essentiel de s’assurer que le sens et les valeurs de l’entreprise continuent à exister dans la nouvelle organisation, même quand on en est éloignée physiquement.

 Le rôle du management est alors fondamental : l’entreprise doit encourager le management dans le fait d’ouvrir des temps de partage en équipe sur le sujet et l’accompagner dans cette réalisation, dans une posture de facilitation plutôt que de persuasion. Au niveau de l’équipe, « comment faisons-nous vivre les valeurs de l’entreprise ? », « comment souhaitons-nous fonctionner ensemble ? », « comment nous organisons-nous pour donner du sens à notre travail et nos interactions ? ». C’est en réfléchissant à comment incarner en équipe ce qui a été pensé au niveau de l’entreprise, que le sens au travail peut se (re)trouver.

JCG : Tout à fait et les compétences managériales sont un levier essentiel dans cette réflexion et cette incarnation : les pratiques de reconnaissance, de soutien à l’autonomie et de soutien social sont vectrices de sens pour chacun.

Comment la crise COVID a impacté la quête de sens au travail des salariés et le sens que ces derniers et ces dernières donnent au travail ?

GB : Les trois pratiques managériales que Juliette vient d’évoquer ont été considérablement impactées par les confinements successifs. Comment reconnaitre le travail quand on ne le voit pas ? Comment donner la bonne dose d’autonomie dans un contexte inédit pour tous ? Comment se soutenir quand on est éloignés ? Le rapport au management a dû, dans certains cas, être réinventé et ce constat perdure bien au-delà des confinements car certaines conditions de travail mises en place dans ce cadre exceptionnel se sont finalement installées de façon pérenne dans l’entreprise.

D’un point de vue plus global, la crise COVID a pu transformer considérablement l’entreprise mais aussi les attentes des collaborateurs et des collaboratrices, ce qui a pu générer chez ces derniers un nouveau questionnement autour de leur travail, du sens de celui-ci et créer des désalignements.

JCG : Ce que l’on voit aussi, c’est que la crise COVID n’a pas eu le même effet pour tous. Certains ont vu le sens de leur travail décuplé avec le COVID.

Au sein du groupe, et particulièrement chez Stimulus, le sens et l’utilité au travail des psychologues cliniciens et cliniciennes chargés du soutien psychologique par téléphone ont été portés à leur paroxysme pendant la crise COVID.

Ce que j’observe aussi c’est que la crise COVID a fait émerger de nouvelles thématiques dans nos entretiens de recrutement. Je pense au télétravail par exemple : Chez les 20-30 ans, 90% serait prêt à démissionner s’ils devaient repasser en 100 % sur site. Notre politique d’impact, nos engagements sur l’environnement, nos services aux salariés sont aussi davantage questionnés. Au-delà de chercher un travail qui fait sens pour soi-même, chacun semble vouloir trouver une entreprise qui fait sens.

Chez Human & Work, nous inscrivons maintenant ces éléments dans nos promesses d’embauche, et j’observe, sans pouvoir affirmer du lien direct cause – effet, que nous recevons plus de réponses favorables.

Quels changements doivent réaliser les entreprises afin de continuer à faire vivre le lien travail – salarié en nos temps, donc le sens ?

GB : Nous l’avons déjà évoqué, mais la question du sens n’est pas nouvelle, elle est juste réactivée de manière circonstancielle. Et de la même manière que la question n’est pas nouvelle, les réponses à y apporter ne le sont pas non plus. Avant de procéder à des changements, il s’agit de comprendre, et donc d’évaluer, si, et comment, le sens au travail a pu être impacté par des modifications dans les conditions de travail. Une telle cartographie permettra d’identifier quels changements il est nécessaire de réaliser pour réduire les inhibiteurs de sens. Mais les mesures collectives ne sont pas les seuls leviers : l’entreprise a, selon moi, un autre rôle à jouer. D’abord dans la reconnaissance que le sens au travail a pu être bouleversé pour certains, puis dans les mesures qu’elle peut mettre en place pour en faciliter l’expression et répondre aux besoins identifiés au cas par cas. Tout cela sans pour autant que cela se fasse au détriment de la stratégie et de la raison d’être de l’entreprise ni au détriment du fonctionnement collectif.

JCG : Nous l’avons dit, l’entreprise doit changer de paradigme et intégrer le fait que le travail va bien au-delà de sa dimension contractuelle, et cela dès le recrutement.  La recherche de sens au travail doit être intégrée dès l’offre d’emploi : pourquoi cette personne, au-delà des missions et de ses compétences, aurait-elle envie de travailler avec nous ? Comment peut-elle s’inscrire dans notre direction collective ? comment cela peut-il résonner aves ses valeurs et ses aspirations ?

Également, l’entreprise doit nécessairement intégrer qu’elle est une partie prenante d’un écosystème, qui a un impact et une responsabilité sur l’environnement et la société.

Je le disais, le collaborateur ou la collaboratrice cherche une entreprise qui fait sens, donc plus que jamais l’entreprise doit réfléchir et s’organiser pour être porteuse de sens.

* Selon un sondage Opinion Way réalisé pour le salon des entrepreneurs et publié par le journal quotidien le Figaro

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